samedi 3 avril 2010

La Mort et le Bûcheron - La Fontaine

Quelle est la morale de cette fable ?
Pour provoquer un peu, on peut proposer différentes reformulations :
L'homme est masochiste (il préfère souffrir que mourir) / L'homme aime se plaindre / La vie est difficile

I- Le fabuliste suscite la pitié en peignant le portrait d'un "pauvre Bûcheron".

A) La pauvreté s'entend d'abord au sens littéral, d'un point de vue pécuniaire :

- le bûcheron est pauvre :
* champ lexical de l'argent : "pauvre" au vers 1 + vers 8, précédé du superlatif "plus"
* verbe polysémique "gagner", au vers 4 = "acquérir un avantage".

- il est pauvre à cause de son travail et de l'Etat
* Cette pauvreté s'explique par le métier de l'homme, un "bûcheron", activité symbolique dans la littérature classique, (cf misérables familles de bûcheron que Perrault met en scène à la même époque dans ses contes)
* vers 10 et 11, dans l'énumération des malheurs, plus de la moitié d'entre eux concerne les finances.
* c'est en partie l'Etat qui appauvrit le bûcheron, puisque deux des trois problèmes financiers sont imputables aux taxes : "les impôts", vers 10, et "la corvée", vers 11, et que "les soldats" à nourrir sont également le fait du Roi.
=> Le bûcheron n'est donc pas responsable de sa misère, ce qui accentue l'indignation du lecteur.

- les manifestations de cette pauvreté sont concrètes :
* l'homme habite une "chaumine", autre nom péjoratif de la chaumière,
* il n'a quelquefois "point de pain".
* Si ses besoins vitaux ne sont pas satisfaits, comment pourrait-il, a fortiori, avoir des "plaisirs" ? C'est ainsi que la question rhétorique, au vers 7, insiste sur l'absence de joie dans la vie du vieil homme.


B) La pauvreté psychologique

- le bûcheron a des soucis :
* Le sens de l'adjectif, lorsqu'il est antéposé au nom, comme ici dans le premier vers, a un sens plus psychologique : il signifie que l'homme a une vie pleine de soucis.
* vers 10 et 11, il égrène ses problèmes dans un alexandrin très rythmé puis un octosyllabe qui rompt brusquement la cadence : cette monotonie semble avoir bercé l'existence du personnage, "depuis qu'il est au monde", et une brusque prise de conscience de ses malheurs le font mettre "bas son fagot".

- le travail remplit l'espace :
* Il est usé par son travail, qui occupe une place importante dans les six premiers vers : le nom "fagot" est répété à deux reprises, aux vers 2 et 6, la première fois pour évoquer son poids, la seconde au contraire pour s'en délester ;
* il fait écho à la "ramée" du vers 1, qui emplit la vie du bûcheron à tel point qu'il en est "tout couvert".
* sa chaumine, son espace de vie, est "enfumée", c'est-à-dire tout emplie de la fumée dégagée par le bois brûlé. Le bûcheron est comme voué à l'asphyxie à cause de son travail.
* la mise en balance du poids du fagot avec celui des années accentue cette idée que toute l'existence de l'homme a été consacrée au travail.

- le bûcheron est fatigué :
* L'effort physique fourni est rendu sensible à travers l'allitération en [r] des premiers vers,
* idée de pesanteur : "le faix", les "pas pesants", l'"effort" et la "douleur"
* rythme martelé des premiers alexandrins, assemblés en une seule phrase.
* L'absence de repos est comparée à la rareté du pain, dans le chiasme du vers 9 : cela souligne la fatigue d'un travail effectué le ventre vide.
* l'âge avancé de l'homme ajoute à la pitié que l'on peut ressentir pour lui.
* La conséquence immédiate de l'effort se lit dans la courbure du corps et dans les "gémis-sements" au vers 3.

- le bûcheron est « à bout » :
* l'adverbe "enfin" au vers 5 signale une rupture, un achèvement
* il est corroboré par la négation "ne ... plus"
* la mise à bas de la charge au vers suivant
* l'adjectif "achevée" au vers 12.
=> Le bûcheron prend conscience de sa triste condition et va entamer un monologue élégiaque.

* Celui-ci est encadré par le nom "malheur" au vers 6, puis l'adjectif substantivé "malheureux" au vers 12.
* Cette circularité, reprise dans la métaphore de la "machine ronde" au vers 8, ôte tout espoir de changement :
* l'énumération des vers 10 et 11 l'enferme dans un cercle sans échappatoire.
* Il n'est plus le sujet de la phrase qui commence au vers 10, il n'en est que le complément d'objet : "lui", au vers 12, montre qu'il est assujetti aux soucis familiaux ou financiers.
=> Cette passivité, conjuguée au chant plaintif et à l'appel de la mort, apporte une tonalité tragique au monologue.

Le narrateur utilise donc des registres propres à émouvoir : pathétique, élégique, tragique.
Le récit va de l'action à la réflexion, jusqu'à l'appel de la mort


II. Le sens de la morale et la manière dont elle est amenée

A. Une fable « à chute »

- une chute vive et dynamique :
* rapidité du passage (en 4 vers, la fable change totalement de registre : ironique)
* allégorie de la mort (mort personnifiée)
* le mélange des types de discours : direct (pour le bûcheron), indirect (pour la Mort)
- La réponse du bûcheron retourne totalement la situation :
* discours direct (jusqu'à maintenant, seulement indirect ou indirect libre)
* rythme haché (proposition incise, virgules)
* réponse inattendue par rapport au pathéthique du début
* ironie de la situation : « il met bas son fagot » = il veut en finir ; mais il demande à la mort de l'aider à « recharger ce bois » = continue à vivre ; le fagot comme symbole de vie.
- L'ironie de la morale :
* le v. 17 énonce un paradoxe : « le trépas vient tout guérir » = la mort comme remède !
* « où nous sommes » = périphrase désignant la vie, l'ici et maintenant (le hic et nunc)
* rime interne au vers 19 [ir] => souffrir, mourir, guérir = comme un r[ir]e ironique ?

B. Des thèmes universels

La Fontaine aborde des thèmes universels :
- le tragique de notre condition humaine : la vieillesse / la souffrance / la mort
- l'argent : on n'en gagne pas suffisamment / on en dépense trop / on accuse les autres
- la « peinture » des pauvres de son époque :
* « une peinture achevée » v. 12 comme un tableau de Courbet
* Comme un conte de Perrault (la condition de vie des paysans sous Louis XIV : trop d'impôts, la corvée, les soldats)

C. Une généralisation progressive

- d'abord un cas particulier :
* un bûcheron vieux (« aussi bien que des ans ») et très pauvre (« pauvre »)
* « son », « sa », « ses » = on évoque son entourage, ses maigres possessions
- le bûcheron représente en réalité tout le monde :
* Noter la majuscule au nom « Bûcheron » => généralise à la paysannerie
* aucun indice spatio-temporel => universel
* le nom « bûcheron » est remplacé par le pronom « il » qui pourrait désigner tout un chacun
* des termes globaux : « tout » v. 1 et 17 ; « monde », « machine ronde »
* le monologue intérieur pourrait être celui de n'importe qui, aujourd'hui encore !
- une morale universelle :
* présent de vérité générale (« vient »)
* impératif incluant le narrateur, le personnage, le lecteur
* « nous » : inclut également tout le monde
* « guérir », « souffrir », « mourir » = infinitifs : la généralisation verbale (sans temporalité)
* « des hommes » = l'humanité en général


Conclusion : la fin de la fable invite à une relecture : on peut voir dans le tableau du pauvre une caricature de pathétique. On peut se demander si La Fontaine ne se moque pas de la propension que nous avons tous à nous plaindre de la vie … On doit se rappeler que le fabuliste est un janséniste (bien qu'il semble mener une vie de plaisirs !).



Le jansénisme est une doctrine religieuse et morale du XVIIe siècle qui doit son nom à l'évêque d'Ypres, Cornélius Jansenius (1585-1638). Son ouvrage, l'Augustinus, publié en 1640, provoque un grave débat entre les jansénistes, partisans de cette doctrine inspirée de celle de saint Augustin (354-430), et les Jésuites.
Jansénius prétend que le péché originel a fait perdre à l'homme sa liberté, et que la grâce est uniquement accordée par la volonté de Dieu selon une prédétermination "gratuite", donnant ainsi peu de part au libre arbitre. Blaise Pascal (1623-1862) est l'un des défenseurs du jansénisme. Le pape Innocent X condamne le jansénisme comme hérésie en 1653. Le jansénisme, prônant l'austérité et une vertu rigide, influence la bourgeoisie parisienne et la noblesse de robe et devient un instrument d'opposition politique au pouvoir royal.
(source : http://atheisme.free.fr/Religion/Definition_j.htm)

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