mardi 2 avril 2013

Huis-Clos, GT sur la tragédie (ES)


La tragédie à travers les siècles


Texte 1 - Sophocle, Oedipe-Roi, environ -425

(Apollon, courroucé que le meurtrier de l'ancien Roi de Thèbes, Laïos, n'ait pas été retrouvé, a envoyé la Peste sur la ville. Oedipe, nouveau Roi, enquête pour retrouver le coupable. Il fait venir le devin aveugle: Tirésias).


TIRÉSIAS. - Hélas ! Hélas ! Qu’il est terrible de savoir, quand le savoir ne sert de rien à celui qui le possède! Je ne l'ignorais pas ; mais je l'ai oublié. Je ne fusse pas venu sans cela.

OEDIPE. - Qu'est ce là ? Et pourquoi pareil désarroi à la pensée d'être venu ?

TIRÉSIAS. - Va, laisse-moi rentrer chez moi : nous aurons, si tu m'écoutes, moins de peine à porter, moi mon sort, toi le tien.

OEDIPE. - Que dis-tu? Il n'est ni normal ni conforme à l'amour que tu dois à Thèbes, ta mère, de lui refuser un oracle.

TIRÉSIAS. - Ah ! C’est que je te vois toi-même ne pas dire ici ce qu'il faut ; et, comme je crains de commettre la même erreur à mon tour...

OEDIPE. - Non, par les dieux! Si tu sais, ne te détourne pas de nous. Nous sommes tous ici à tes pieds, suppliants.

TIRÉSIAS. - c'est que tous, tous, vous ignorez... Mais non, n'attends pas de moi que je révèle mon malheur - pour ne pas dire : le tien.

OEDIPE. - Comment? Tu sais, et tu ne veux rien dire ! Ne comprends-tu pas que tu nous trahis et perds ton pays ?

TIRÉSIAS. - Je ne veux affliger ni toi ni moi. Pourquoi me pourchasser vainement de la sorte ? De moi tu ne sauras rien.

OEDIPE. - Ainsi, à le plus méchant des méchants - car vraiment tu mettrais en fureur un roc -, ainsi, tu ne veux rien dire, tu prétends te montrer insensible, entêté à ce point ?

TIRÉSIAS. - Tu me reproches mon furieux entêtement, alors que tu ne sais pas voir celui qui loge chez toi, et c'est moi qu'ensuite tu blâmes !

OEDIPE. - Et qui ne serait en fureur à entendre de ta bouche des mots qui sont autant d'affronts pour cette ville ?

TIRÉSIAS. - Les malheurs viendront bien seuls : peu importe que je me taise et cherche à te les cacher!

OEDIPE. - Mais alors, s'ils doivent venir, ne faut-il pas que tu me les dises?

TIRÉSIAS. - Je n'en dirai pas plus. Après quoi, à ta guise ! Laisse ton dépit déployer sa fureur la plus farouche.

OEDIPE. - Eh bien soit ! Dans la fureur où je suis, je ne cèlerai rien de ce que j'entrevois. Sache donc qu'à mes yeux c'est toi qui as tramé le crime, c'est toi qui l'as commis- à cela près seulement que ton bras n'a pas frappé. Mais, si tu avais des yeux, je dirais que même cela, c'est toi, c'est toi seul qui l'as fait.

TIRÉSIAS. - Vraiment? Eh bien, je te somme, moi, de t'en tenir à l'ordre que tu as proclamé toi-même, et donc de ne plus parler de ce jour à qui que ce soit, ni à moi, ni à ces gens ; car, sache-le, c'est toi, c'est toi, le criminel qui souille ce pays !

OEDIPE. - Quoi ? Tu as l'impudence de lâcher pareil mot ! Mais comment crois-tu donc te dérober ensuite ?

TIRÉSIAS. - Je demeure hors de tes atteintes : en moi vit la force du vrai.

OEDIPE. - Et qui t'aurait appris le vrai? Ce n'est certes pas ton art.

TIRÉSIAS. - C'est toi, puisque tu m'as poussé à parler malgré moi.

OEDIPE. - Et à dire quoi? Répète, que je sache mieux.

TIRÉSIAS. - N'as-tu donc pas compris? Ou bien me tâtes-tu pour me faire parler ?

OEDIPE. - Pas assez pour dire que j'ai bien saisi. Va, répète encore.

TIRÉSIAS. - Je dis que c'est toi l'assassin cherché.

OEDIPE. - Ah ! Tu ne répéteras pas telles horreurs impunément !

TIRÉSIAS. - Et dois-je encore, pour accroître ta fureur. . .

OEDIPE. - Dis ce que tu voudras, tu parleras pour rien.

TIRÉSIAS. - Eh bien donc, je le dis. Sans le savoir, tu vis dans un commerce infâme avec les plus proches des tiens, et sans te rendre compte du degré de misère où tu es parvenu.

OEDIPE. - Et tu t'imagines pouvoir en dire plus sans qu'il t'en coûte rien?

TIRÉSIAS. - Oui, si la vérité garde quelque pouvoir.

OEDIPE. - Ailleurs, mais pas chez toi ! Non, pas chez un aveugle, dont l'âme et les oreilles sont aussi fermées que les yeux !

TIRÉSIAS. - Mais toi non plus, tu n'es qu'un malheureux, quand tu me lances des outrages que tous ces gens bientôt te lanceront aussi.

OEDIPE. - Tu ne vis, toi, que de ténèbres : comment donc me pourrais-tu nuire, à moi, comme à quiconque voit la clarté du jour?





Texte 2 - Racine, Phèdre I, 3 (1677)
Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d'Égée,
Sous les lois de l'Hymen je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi,
Athènes me montra mon superbe Ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue.
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,
Je sentis tout mon corps, et transir et brûler.
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables.
Par des vœux assidus je crus les détourner,
Je lui bâtis un Temple, et pris soin de l'orner.
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.
D'un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les Autels ma main brûlait l'encens,
Quand ma bouche implorait le nom de la Déesse,
J'adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,
Même au pied des Autels que je faisais fumer,
J'offrais tout à ce Dieu, que je n'osais nommer.
Je l'évitais partout. Ô comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son Père.
Contre moi-même enfin j'osai me révolter.
J'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l'Ennemi dont j'étais idolâtre,
J'affectai les chagrins d'une injuste marâtre.
Je pressai son exil, et mes cris éternels
L'arrachèrent du sein, et des bras paternels.
Je respirais, Œnone. Et depuis son absence
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence.
Soumise à mon Époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée
J'ai revu l'Ennemi que j'avais éloigné.
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée,
C'est Vénus toute entière à sa proie attachée.
J'ai conçu pour mon crime une juste terreur.
J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire.
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats.
Je t'ai tout avoué, je ne m'en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approches
Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur, tout prêt à s'exhaler.


Texte 3 - ANOUILH, ANTIGONE, 1944

LE CHOEUR.
Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d’honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop qu’on se pose un soir... C’est tout. Après, on n’a plus qu’à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences : le silence au commencement quand les deux amants sont nus l’un en face de l’autre pour la première fois, sans oser bouger tout de suite, dans la chambre sombre, le silence quand les cris de la foule éclatent autour du vainqueur – et on dirait un film dont le son s’est enrayé, toutes ces bouches ouvertes dont il ne sort rien, toute cette clameur qui n’est qu’une image, et le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence...
 C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est sûr... Dans le drame, avec ces traîtres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d’espoir, cela devient épouvantable de mourir, comme un accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes. Dans la tragédie on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est tous innocents en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. Et puis, surtout, c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur le dos, et qu’on n’a plus qu’à crier, – pas à gémir, non, pas se plaindre, – à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l’apprendre, soi. Dans le drame, on se débat parce qu’on espère en sortir. C’est ignoble, c’est utilitaire. Là, c’est gratuit. C’est pour les rois. Et il n’y a plus rien à tenter, enfin ! 

Texte 4 - Beckett, Fin de partie, 1956 (Scène d'exposition)

CLOV, regard fixe, voix blanche. - Fini, c'est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. (Un temps.) Les grains s'ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c'est un tas, un petit tas, l'impossible tas. (Un temps.) On ne peut plus me punir. (Un temps.) Je m'en vais dans ma cuisine, trois mètres sur trois mètres sur trois mètres, attendre qu'il me siffle. (Un temps.) Ce sont de jolies dimensions, je m'appuierai à la table, je regarderai le mur, en attendant qu'il me siffle.
Il reste un moment immobile. Puis il sort. Il revient aussitôt, va prendre l'escabeau, sort en emportant l'escabeau. Un temps. Hamm bouge. Il bâille sous le mouchoir. Il ôte le mouchoir de son visage. Teint très rouge. Lunettes noires.
HAMM. - A - (bâillements) - à moi. (Un temps.) De jouer. (Il tient à bout de bras le mouchoir ouvert devant lui.) Vieux linge ! (Il ôte ses lunettes, s'essuie les yeux, le visage, essuie les lunettes, les remet, plie soigneusement le mouchoir et le met délicatement dans la poche du haut de sa robe de chambre. Il s'éclaircit la gorge, joint les bouts des doigts.) Peut-il y a - (bâillements) - y avoir misère plus... plus haute que la mienne ? Sans doute. Autrefois. Mais aujourd'hui ? (Un temps.) Mon père ? (Un temps.) Ma mère ? (Un temps.) Mon... chien ? (Un temps.) Oh je veux bien qu'ils souffrent autant que de tels êtres peuvent souffrir. Mais est-ce dire que nos souffrances se valent ? Sans doute. Non, tout est a - (bâillements) - bsolu, (fier) plus on est grand et plus on est plein. (Un temps. Morne.) Et plus on est vide. (Il renifle.) Clov ! (Un temps.) Non, je suis seul. (Un temps.) Quels rêves - avec un s ! Ces forêts ! (Un temps.) Assez, il est temps que cela finisse, dans le refuge aussi. (Un temps.) Et cependant j'hésite, j'hésite à... à finir. Oui, c'est bien ça, il est temps que cela finisse et cependant j'hésite encore à - (bâillements) - à finir. (Bâillements.) Oh là là, qu'est-ce que je tiens, je ferais mieux d'aller me coucher. (Il donne un coup de sifflet. Entre Clov aussitôt. Il s'arrête à côté du fauteuil.) Tu empestes l'air ! (Un temps.) Prépare-moi, je vais me coucher.
CLOV. - Je viens de te lever.
HAMM. - Et après ?
CLOV. - Je ne peux pas te lever et te coucher toutes les cinq minutes, j'ai à faire.
Un temps.
HAMM. - Tu n'as jamais vu mes yeux ?
CLOV. - Non.
HAMM. - Tu n'as jamais eu la curiosité, pendant que je dormais, d'enlever mes lunettes et de regarder mes yeux ?
CLOV. - En soulevant les paupières ? (Un temps.) Non.
HAMM. - Un jour je te les montrerai. (Un temps.) Il paraît qu'ils sont tout blancs. (Un temps.) Quelle heure est-il ?
CLOV. - La même que d'habitude.
HAMM. - Tu as regardé ?
CLOV. - Oui.
HAMM. - Et alors ?
CLOV. - Zéro.




Questions

1) Montrer la présence d'une transcendance dans les textes 1 et 2
2) Par quoi est-elle remplacée dans les textes 3 et 4 ?
3) Montrer en quoi consiste la déchéance du héros dans les textes 2 et 4. Quelle sera celle d'Oedipe dans le texte 1 ?
4) Montrer la présence de la fatalité dans chacun des textes.
5) Montrer la différence fondamentale entre les textes 1 et 2 et les textes 3 et 4.
6) Pour conclure : quels sont les invariants du tragique ? Comment a-t-il évolué au cours des siècles ?

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