jeudi 30 mai 2013

LA3 : "La Courbe de tes yeux", Eluard


LA n°3 : Eluard, La courbe de tes yeux, 1926

Paul Eluard (1895-1952), de son vrai nom Eugène Grindel, est une figure majeure du surréalisme, et grand ami d'André Breton, chef de fil de ce mouvement du début du Xxème siècle. Le surréalisme est un mouvement cherchant à libérer la pensée de toutes les règles imposées, pour atteindre la création totale, l'imagination pure ; il tente de laisser s'exprimer l'inconscient, de faire surgir des images qui révéleraient une réalité vraie et non travestie par une volonté quelconque. Dans son premier recueil, Capitale de la douleur, Eluard fait part de sa souffrance existentielle, la tonalité d'ensemble y est sombre ; cependant, dans la fin du recueil, les poèmes sont plus optimistes. « La Courbe de tes yeux » est l'avant-dernier poème du recueil. Il est inspiré par Gala, son épouse, pour qui le poète éprouve une véritable passion. [Pour la petite histoire : elle est déjà à ce moment-là la maîtresse de Max Ernst, un autre poète surréaliste et ami d'Eluard – ils vivent ensemble tous les trois – et elle quittera Eluard trois ans plus tard pour épouser un autre surréaliste, peintre cette fois, le Dali aux superbes moustaches ; mais Eluard se consolera avec la belle Nusch, qu'il épousera en secondes noces et qui lui inspirera également de beaux poèmes d'amour...].

On remarque que ce poème est une célébration de la femme aimée, qui se lit à trois niveaux : éloge des yeux, idéalisation de la femme, célébration de la femme-déesse.
  1. Un blason lyrique

    1. Un blason
  • évocation des « yeux » v.1, v.5 et v.14, et des « regards » v.15 + « yeux » à la césure du v.1 => importants
  • Les yeux = métonymie de la femme aimée (« tes » marque une intimité avec la femme)
  • Longue litanies de métaphores représentant les yeux (vertu des yeux) => le poème leur est entièrement consacré
  • Une possible description de ces yeux, visible dans les métaphores : « feuille » v.6 et « bateaux » v.9 suggèrent la forme des yeux ; « roseaux » v.7 pourrait être assimilé aux cils et « ailes » v.8 aux paupières, quant à « mousse de rosée » v.6, elle suggérerait l'humidité des yeux...
  • Mais description physique peu convaincante, puisqu'elle n'apprend absolument rien ni de la forme, ni de la couleur => les images révèlent autre chose de la femme aimée. 

    1. Un poème lyrique
  • Présence du poète : dès le 1er vers « mon », puis « je ».
  • Toujours intimement lié à un « tu » :
    • v.1, les yeux enlacent le cœur du poète : double métonymie (« yeux » = femme aimée » ; « cœur » = siège de l'amour du poète) ;
    • v.15, le sang du poète coule dans les yeux : de nouveau double métonymie (« sang » = élément vitale du poète ; « regards » = femme aimée)
    • ce parallélisme entre le 1er et le dernier vers est accentué par le reprise du son [ou] dans les deux actions : « fait le tour » / « coule » + la proximité de sens entre les deux.
  • Grande musicalité du poème : non seulement rimes, mais nombreux échos de sonorités dans le poème : l'article « de » et ses variantes « du », « de la », « d' », « des » associé à des mots contenant le son [d] (« danse », « douceur », « monde », « dépend ») => allitération en [d] tout au long du poème ; assonance en [ou] ; allitération en [r], etc.
     
  1. Qui célèbre la femme aimée
    1. Une femme idéalisée
  • Elle incarne la douceur :
    • « douceur » v.2 « mousse » v. 6
    • allitération en [s] v.2 et 3 (« danse, douceur, berceau, sûr »)
    • champ lexical de légèreté : « feuilles », « roseau », « vent », « ailes », « ciel » (gradation vers le haut, sorte d'élévation baudelairienne)
    • Mouvements courbes tout au long du poème = formes lié à la femme, à la mère, à la douceur
    • Assonance en [ou] tout au long du poème => diffuse cette douceur
  • Elle est un refuge :
    • lexique de l'enlacement, de la protection maternelle : « fait le tour » v.1, « berceau » v.3, « couvrant » v.8, « couvée »v.11
    • métaphore « chasseurs de bruits » v.10 = elle est l'apaisement, le cocon de silence
    • métaphore « berceau nocturne et sûr » v. 3 : malgré l'obscurité, le poète se sent en sécurité ; le « et » a fonction d'opposition ici, il faut comprendre : « nocturne mais sûr ».
  • Elle est la joie : « danse » v.2, « sourires » v.7, « couleurs » v.10
  • Noter la rupture de rythme au v.2 =>seul vers du poème à être en octosyllabe (v. 1, 3, 4 en alexandrins et les autres en décasyllabes) => importance de ce vers qui concentre l'essentiel de la femme aimée : « rond », « danse », « douceur ».
     
    1. Qui transfigure le monde du poète
  • elle bouleverse sa vie :
    • avant elle, le poète ne vivait pas vraiment, comme le montre la double négation v. 4 et 5  (« je ne sais plus » // « tes yeux ne m'ont pas »)
    • les deux mots à la rime : « vécu » et « vu », comme si le premier dépendait du 2è
    • changement de rythme à partir du v.5 => on passe au décasyllabe, comme si l'arrivée de Gala bouleversait la vie du poète.
    • Les deux éléments vitaux du poète « coeur » et « sang » dépendent des yeux.
  • elle apporte la lumière : « auréole » v.3, « jour » v.6, « lumière » v.8, « ciel » v.9, « aurore » v.11, « astres » v.12 + tous les sons associés au [r] de la lumière : « coeur », « douceur », « sûr », « lumière », « mer », « couleurs », « aurore », purs », « regards » + elle transfigure le monde en le « couvrant […] de lumière » v.8
  • elle met de la couleur : « feuilles, mousse et roseau » suggèrent le vert, « rosée », le rose (= paronomase, rapprochement de sonorités), « ciel et mer », le bleu , tout cela est rassemblé dans le terme générique « couleurs » v.10
  • elle est source d'inspiration poétique, elle est une muse :
    • elle est associée à tout un lexique poétique, à des images évoquant la nature et la beauté naturelle du monde (2ème strophe notamment) ;
    • elle fait naître des associations surprenantes : « ailes couvrant le monde de lumière », « parfums éclos d'une couvée d'aurore », « le jour dépend de l'innocence » ;
    • elle impulse le mouvement : « tour » et « danse », mais aussi l'image des « bateaux » ou des « ailes » qui donnent une impression de voyage , ou encore le « berceau » v.3 ou le « vent » v.7 qui suggèrent le balancement.
  1. Et lui donne une dimension cosmique
    1. Elle crée un monde nouveau

  • elle naître le monde :
    • champ lexical de la naissance : « berceau », « éclos », « couvée » ; « aurore » comme le début de la journée
    • elle est montrée comme Mère Nature v.6 et 7 (« feuilles », « mousse », « rosée », « roseaux », « vent », « monde », « ciel », « mer ») ; on peut voir la forme des yeux dans ces éléments de la nature (voir I.1, la description des yeux)
    • métaphore des yeux « sources » v.10, donc au commencement de tout.
    • elle contient le tout (« ciel » et « terre ») ; elle surplombe « le monde » v.8
    • elle unifie les quatre éléments, eau, terre, air, feu : « vent » et « ciel », « mer » et « rosée », « lumière », « monde »
    • Répétition du verbe « dépend » v.13 et 14 , mettant en évidence l'importance des yeux sur le reste du monde.
    • Hyperbole du « monde entier » v.14 qui n'existe qu'à travers le regard de la femme.
  • elle est l'harmonie :
    • harmonie des sonorités à l'intérieur des vers : « courbe » > « tour » v.1, « danse » > « douceur » v.2, « rosées » > « roseaux » v.6 et 7 ;
    • harmonie des sens : « parfumés » et « parfums », synesthésie «  sourires parfumés » ;
    • alliance des contraires : « berceau nocturne » v.2 et «feuille de jour » v.6 ;
    • elle équilibre les vers : nombreux sont ceux qui sont coupés à la césure (v.1, 3, 4, 7,etc.)

    1. Elle est sacralisée
  • elle est purificatrice : références à l'eau (élément symboliquement purificateur) : « rosée », « mer », « sources », « coule » + nombreuses liquides : [l] (v.8 : « ailes », « le », « lumière »)  , et surtout [r] (v.1 par exemple : « tour », « courbe », « coeur », mais ce son est récurrent tout au long du poème) ; elle porte la pureté et l'innocence v.13 et 14 ;
  • elle est sacrée : lexique religieux qui associe la femme aimée à une déesse : « auréole » ; élevée au rang des « astres » v.12 ; elle est assimilée à un personnage sacré et pur (la Vierge) à travers la référence à l'éclosion et la paille v.11 et 12
  • elle donne accès à l'infini :
    • circularité du poème, lexique du cercle (forme parfaite) dans la 1ère strophe : « tour », « rond », « auréole »
    • elle contient l'immensité : métaphore des bateaux chargés « du ciel et de la mer » v.9
    • elle auréole le « temps » v.3, à lier à l'adverbe « toujours » v.12 : comme si elle existait de toute éternité,
    • elle va du petit à l'infini : gradation dans les éléments nommés : de la feuille et de la mousse v. 6, au ciel et à la mer v.9, jusqu'aux « astres » v.12 



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