lundi 19 mars 2012

Nuit des Temps, LA3 : L'envers du décor ; une dystopie ?

La Nuit des Temps, LA n°3 : L'envers du décor, p.280 (300 à 302 dans la nvelle édition)
De p.280 (300) « - Ils ne penseront pas tout de suite à l'Escalier » à p.282 (302) « souleva le coeur de Païkan »
Qui : Eléa, Païkan, un « sans-clé » qui les guide, d'autres sans-clé
Quoi : Eléa et Païkan sont en fuite : Eléa refuse d'obéir à Coban et d'entrer dans la sphère d'or avec lui. Elle veut rester avec Païkan. Pour échapper aux hommes de Coban et à la surveillance générale, ils doivent disparaître
Où : dans les escaliers abandonnés de la cité : le « complexe de l'Escalier » l.70 = Description de la cité derrière la cité idéale = le monde des « sans » : sans clé, sans couleur, sans domicile... = labyrinthe gris et silencieux, coupé de la vie.
Quand : il y a 900 000 ans, juste avant l'apocalypse nucléaire

Le guide : un guide spirituel
- Son nom n'est jamais donné, comme si le fait d'être sans-clé ôtait le droit à toute identité (sans-papier). Il est désigné par « l'homme » l.26, « le sans-clé » l.39 ou « leur guide » l.84.
- Il a une fonction de sauveur : il les conduit à travers les dédales de la villes, il leur permet de sauter dans le lac de la 6ème profondeur (p. 384) et d'échapper ainsi à Coban. Eléa et Païkan sont derrière lui : « ils le suivirent » l.56, « descendaient derrière lui » l.66, « suivaient leur guide » l.84
- Il a une fonction de prophète, établit des pronostics sur la capacité des gardes à les retrouver : « Ils ne penseront pas » l.1, « ils auront de la peine » l.4
- Il connaît précisément son environnement : « les portes ont été condamnées » l.3, « il y a 30 000 marches » l.27-28, « celui le la 5è profondeur est plein de gardes » l.36 = phrases déclaratives, purement descriptives = pas de réfutation possible, c'est lui qui sait. Il utilise des chiffres précis (« 30 000 marches », « 300 étages », « 5è » ou « 6è » profondeur). Il découvre d'ailleurs un conduit d'eau à demi-caché sous la poussière : « il nettoya […] la poussière qui ouatait une sorte de cylindre » l.42-43
- Il est un « guide » qui délivre des explications, qui dévoile la vérité sur l'envers du décors : « il leur expliquait tout » l.84-85, « il disait » l.87, « il montra » l.89
- Il donne des ordres : présent d'injonction l.53 + impératif l.54
- Il distribue l'eau et la nourriture : « sphérules de nourriture » l.40, « double jet d'eau » l.45
- Il est un guide spirituel : il entraîne Eléa et Païkan dans les profondeurs = symbolique de l'initiation, de l'accès aux mystères de la vie, de plongée dans nos origines ou notre inconscient, d'introspection : « descendre sera plus facile » l.38, « 300 étages à descendre » l.55, « tombant », « descendant d'étage en étage » « toujours plus bas » l.63-64, « s'enfonçaient » l.66
- Il connaît toutes les arcanes de ce monde, symbole de complexité : accumulation d'indications spatiales l.59 à 64, avec répétition du nom « escalier » 3 fois dans le paragraphe + répétition de « un autre » qui reprend le terme « escalier » l.61 + champ lexical de l'escalier : « marches » l.57, « palier » l.60, « étage » l.64.
- Il incarne la course contre la montre, à travers ses rares paroles et ses gestes : « dépêchons » l.54 + « courait » l.57, « courant, sautant » l.83, « fonçait » l.84 + phrases hachées et rythmées qui marquent la rapidité de la progression, l.59 à 64.
- Il inspire confiance : « avec une sûreté » l.57-58, « sans hésitation » l.62-63

= Il est un sage qui ouvre les yeux d'Eléa et Païkan sur l'envers du décors, de cette cité idéale dans laquelle ils ont été si heureux. Il les aide, leur montre le chemin, les sauve ; il détient le savoir, l'autorité et un désintéressement altruiste.
Cette progression vers le bas // percée des chercheurs de l'EPI pour aller trouver la sphère d'or ; annonciatrice de l'enfouissement des deux amants dans la sphère // descente aux Enfers d'Eurydice puis d'Orphée, symbole de l'amour ultime ou encore // La Divine Comédie, l'enfer de Dante, Virgile le guide.

Les autres sans-clé : des fantômes hors du monde
Des fantômes oubliés de tous
- Ils sont « personne » l.2 : le guide explique que « personne » n'utilise plus l'escalier, or les lignes qui suivent prouvent que tous les « sans-clé » les utilisent = ils ne sont donc « personne ».
- ils se fondent dans l'environnement, « gris sur gris » l.13 – répétition du terme « gris » 8 fois dans le paragraphe l.5 à 24, « à l'intérieur du gris dont ils avaient peu à peu pris la teinte » l.87-89
- ils sont minuscules : « un peu de » l.10, « de moins en moins visibles » l.11-12, « de plus en plus petits » l.12-13, « indiscernables » l.13, « point gris » l.15
- ce sont des êtres de silence : « sans avoir dit un mot » l.8-9, « sa voix qui était juste – tout juste assez forte » l.26, « silencieux » l.28, 68, « le silence » l.80 « chuchotées » l.86. Ils sont même désignés par l'adjectif substantivé « silencieux » l.105, comme s'ils ne devenaient plus que ce silence, ce rien : « le silence qui entourait entrait en eux » l.80-81
- ils sont en mouvement, comme de passage : « surgirent » l.5, « mouvant » l.10, « un pas de côté » l.15, « se déplaçaient sans hâte » l.69, « se faufilaient » l.74
- ils sont évanescents, n'impriment pas leur corps dans l'espace : chp lexical de la discrétion « écrasé la poussière sans la déplacer » l.18, « effaçant la trace de leurs pas [...] de leur vie » l.20, « présence furtive » l.72

= ce sont des fantômes, des morts-vivants.

Mais ils ont également des traits inhumains, à cause de leur misère, de leur exclusion
- bovins, curiosité impolie devant l 'inhabituel : l.6 à 8, les gris « s'approchèrent, regardèrent Eléa et Païkan et repartirent sans avoir dit un mot »
- ils sont nombreux : « rencontraient, croisaient ou dépassaient d'autres sans-clé » l. 67-68, « seuls ou par petits groupes » l. 69
- Ils sont affamés, démunis, miséreux : « famine » l.87, « se procurer l'indispensable » l.76
- D'où l'illégalité, l'humiliation : « ouvertures clandestines » l.73, « la mendicité ou la rapine » l.77, « ils étaient réduits à » l.88, enfonce une lame dans les conduites d'eau pour pouvoir boire (l.45) (lame qui annonce la mort des oiseaux-ronds)
- = crime contre la nature, les gris tuent pour se nourrir : « manger des oiseaux-ronds » l.89 et « faisaient cuire des oiseaux-ronds » = rendu plus cruel par la description vivante qui est faite de l'animal juste avant (l.89 à 100). // l'horreur d'Eléa lorsque Simon lui propose de la viande à manger, p.196 : « Vous mangez de la bête ! »
- hommes pré-historiques (nos hommes pré-historiques... se rappeler que ce récit se passe il y a 900 000 ans !), barbares : « accroupis » l.105, « au-dessus d'un feu » l.107

= apparaissent comme des animaux aux yeux (et au nez !) de Païkan et Eléa : « souleva le coeur de Païkan » l.108

Le complexe de l'Escalier : l'antichambre des Enfers
Où flotte l'odeur de la mort
- champ lexical de la mort : « envers du monde » l.23, « effaçant la trace […] de leur vie » l.20, « disparaître » l. 33 + métaphore du « corps abandonné » et du « squelette » l.71 pour désigner ce monde.
- un peu effrayant : « on avait peur » l. 32, « tranchant de la main » l.42, « enfonça par deux fois une lame » l.44,
- Seule odeur = celle de la mort (« horrible odeur de viande rôtie » l.108)
Un monde d'absence, de vide :
- Mais doux aussi : « tapis aéré » l.22, « doublure » l.23, « buvard » l. 31, « ouatait » l.43 « s'enfonçaient dans l'épaisseur » l.66 = on finit par y laisser son corps et son âme, par se faire absorber dans cet espace cotonneux.
- La poussière vampirise tout le reste, elle est animalisée : « la poussière du sol avalait le bruit » l. 79, « elle se regonflait lentement derrière eux » l. 19
- Enfermement : « les portes ont été condamnées » l.3 = sarcophage d'où l'on ne peut sortir qu'on pratiquant des « ouvertures clandestines » l.73.
- Champ lexical de l'absence, du vide : « plus rien » l.16, « effaçant » l.19, « disparaître » l.33, « tarit » l.51, « abandonné », « vidé », creux, l. 71
+ Absence de bruit liée à la poussière = influence la voix (l. 30, Païkan chuchote instinctivement).
+Absence de couleur : tout y est gris, à tel point que ce gris déteint sur les personnes qui y vivent (l. 87-89) = mort
- L'omniprésence de la poussière fait également penser à un monde hors du temps : accumulation de poussière, lenteur des mouvements.
- Par opposition, l'extérieur apparaît comme : dangereux « plein de gardes » l. 36 ; bruyant et coloré (« monde du bruit et de la couleur » l.75 ; « les gens-de-la-couleur » l.87)
Un monde complexe :
- Complexe : plein de dédales et d'escaliers dans tous les sens (l.59 à 64 par ex.)
- Chp. lexical de la direction : gauche, droite, bas, perpendiculairement = part dans toutes les directions, immense.
- Symbolique (psychanalytique ?): « complexe de l'Escalier » (comme on parlerait du complexe d'Oedipe) = réseau de représentations inconscientes = symbole des arcanes et des dédales de l'inconscient humain. Voir la symbolique du labyrinthe dans la mythologie : archétype de la connaissance, épreuve initiatique, victoire de la ruse sur la l'adversité (voir Thésée, Ariane et le Minotaure)
- On peut éventuellement s'attarder sur le chiffre 3 utilisé à plusieurs reprises dans cet extrait : « trois hommes » l.5, « 30 000 marches » l.28, « 300 étages » l. 54, « trois silencieux » l.105 + nombreuse phrases ternaires ou groupes de mots par trois (ex : « feutrée, compacte, solidaire » l.21-22, « aéré, fragile et stable » l.22, « un autre, un autre, un autre » l.61, etc.) = en psychanalyse, représente la trilogie « ça, moi, surmoi » = divers aspects de la personnalité, harmonie entre ces trois facettes de l'esprit, voire explication religieuse avec la trinité père/fils/st esprit = nombre parfait en astrologie orientale...

= un monde à la fois ouaté et protégé, mais loin de la vie, vampirisant ceux qui y vivent. Un monde qui fait penser aux Enfers de la mythologie : monde souterrain, peuplé d'ombres, possédant même des fleuves (p.284).

Eléa et Païkan : des vivants au milieu des morts
- Ils ne font que traverser ce monde qui leur est étranger et où ils sont eux-mêmes considérés comme des étrangers : l.6 à 9 des sans-clé les observent curieusement.
- Ils représentent la vie : Eléa « rit » l.49 et produit de multiples bruits lorsqu'elle boit = déchire le silence ambiant. Elle a « la bouche ouverte », là où le monde se tait.
- Pour eux, pour qu'ils puissent boire, le guide doit nettoyer la poussière dont est enveloppé ce monde (l.42).
- Eléa et Païkan forment un couple uni : « la main dans la main » l.65 là où les hommes vivent « seuls ou par petits groupes » l.69 = ils apparaissent comme des humains au milieu de bêtes.
Ils sont d'ailleurs écoeurés par l'odeur de la nourriture des sans-papier, considérés comme des barbares l. 107 à 109 ; eux-mêmes sont considérés comme des étrangers par les sans-clés qui les dévisagent au début de l'extrait.
- Ne sont pas habitués à cet environnement ni cette course : « étourdis » l.83 + verbes de rapidité par rapport aux verbes de lenteur qui caractérisent les sans-clés.
- Eléa, qui a déjà reçu le sérum universel, « conservait ses forces et son souffle » l.101, contrairement à Païkan qui doit s'assoir pour reprendre son souffle = présage de l'état de conservation des corps après 900 000 ans de léthargie.

= Couple mythique d'Orphée et Eurydice ; ou Dante aux Enfers, mené par Virgile, son guide, dans un lieu hors du temps, sans lumière, hanté des âmes des morts, mais un Dante accompagné de sa bien-aimée Béatrice ? Ou encore Thésée et Ariane contre le Minotaure (les soldats de Coban) ?

Conclusion :
Un lieu étrange, hors la vie et pourtant protecteur, bouclier contre les gardes qui recherchent Eléa. Le sans-clé qui sert de guide fait penser à un guide spirituel, sorte de Virgile qui mène les deux amants vers d'autres sphères. = Métaphore de la progression de l'âme ou dénonciation d'un monde qui crée des exclus ?

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