jeudi 14 mars 2013

GT sur l'évolution du personnage romanesque

G.T. sur l'évolution du personnage romanesque
Corpus :
Texte A : Extrait du Roland furieux, L'Arioste (traduction d'Italo Calvino), 1516
Texte B : Extrait de La Chartreuse de Parme, Stendhal, 1842
Texte C : Extrait de L'étranger, Albert Camus, 1942

Texte A : Extrait du Roland furieux, L'Arioste (traduction d'Italo Calvino), 1516

[Le Roland Furieux de l'Arioste relate le combat des chevaliers de Charlemagne contre les Sarrasins et notamment les aventures de Roland, le neveu de Charlemagne..]
L'un saisit une fronde, l'autre un arc ; celui-ci une épée ou une lame ; tous descendent sur le rivage et par-devant, par derrière, de tous côtés, de près et de loin, ils attaquent Roland à qui mieux mieux1. Le chevalier, surpris et indigné de cette insulte grossière et de cette brutalité insensée, se voit outragé pour avoir tué le monstre, tandis qu'il n'en devait attendre que la gloire et la reconnaissance.
Mais de même que l'ours conduit dans les foires par les Russes ou les Lithuaniens ne craint pas en passant par les rues l'aboiement importun des petits chiens et dédaigne même de les regarder, de même Roland regarde avec dédain ces vils assaillants, sachant bien que de son souffle seul il mettra en pièces cette infime multitude.
Il se fait place promptement en se précipitant sur eux sa Durandal2à la main. Cette foule insensée s'était imaginé que ce guerrier tout seul ne leur résisterait pas, ne voyant sur lui ni cuirasse sur le dos, ni bouclier au bras, ni aucune autre armure. Elle ignorait que des pieds jusqu'à la tête le chevalier avait la peau plus dure que le diamant.
Mais ce que Roland ne permet pas aux autres de lui faire il a le pouvoir de le faire aux autres. Il en tue trente en ne frappant que dix coups ou guère plus. Il chasse bientôt du rivage toute cette canaille, et déjà il s'avance vers la dame pour rompre ses liens, lorsque de l'autre côté du rivage un nouveau bruit s'élève et de nouveaux cris se font entendre.

1- Le plus possible, en rivalisant avec les autres
2- Nom de l'épée du chevalier Roland

Texte B : Extrait de La Chartreuse de Parme, Stendhal, 1842

[Le jeune Fabrice Del Dongo, plein d'admiration pour Napoléon, se retrouve sur le champ de bataille de Waterloo pour son premier combat.]
Nous avouerons que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois, la peur ne venait chez lui qu'en seconde ligne; il était surtout scandalisé de ce bruit qui lui faisait mal aux oreilles. L'escorte prit le galop; on traversait une grande pièce de terre labourée, située au-delà du canal, et ce champ était jonché de cadavres.
- Les habits rouges3! les habits rouges ! criaient avec joie les hussards de l'escorte, et d'abord Fabrice ne comprenait pas; enfin il remarqua qu'en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de rouge. Une circonstance lui donna un frisson d'horreur; il remarqua que beaucoup de ces malheureux habits rouges vivaient encore; ils criaient évidemment pour demander du secours, et personne ne s'arrêtait pour leur en donner. Notre héros, fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arrêta; Fabrice, qui ne faisait pas assez d'attention à son devoir de soldat, galopait toujours en regardant un malheureux blessé.
- Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec ! lui cria le maréchal des logis. Fabrice s'aperçut qu'il était à vingt pas sur la droite en avant des généraux, et précisément du côté où ils regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le plus gros de ces généraux qui parlait à son voisin, général aussi, d'un air d'autorité et presque de réprimande; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité; et, malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la geôlière4, il arrangea une petite phrase bien française, bien correcte, et dit à son voisin:
- Quel est-il ce général qui gourmande son voisin?
- Pardi, c'est le maréchal!
- Quel maréchal?
- Le maréchal Ney5, bêta! Ah çà! où as-tu servi jusqu'ici?
Fabrice, quoique fort susceptible, ne songea point à se fâcher de l'injure; il contemplait, perdu dans une admiration enfantine, ce fameux prince de la Moskova, le brave des braves.

3- Les soldats anglais, ennemis de Napoléon
4- Italien et soupçonné par les français d'être à la solde de l'ennemi, Fabrice avait été emprisonné avant de s'échapper
5- Célèbre maréchal de Napoléon, nommé prince de Moskova lors de la campagne de Russie (1812)


Texte C : Extrait de L'étranger, Albert Camus, 1942 (incipit du roman)

[Le narrateur, Meursault, vient de recevoir un télégramme lui annonçant la mort de sa mère...]
Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile6 : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.
L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : "Ce n’est pas de ma faute." Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : "On n’a qu’une mère." Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peu étourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.
         J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit "oui" pour n’avoir plus à parler.

6 - Ici, maison de retraite

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